Nombreux sont les francs-maçonnes et les franc-maçons qui expliquent leur attachement à leurs loges pour les liens fraternels qu’ils ressentent vis-à-vis de leurs sœurs et ou frères.
La fraternité est souvent décrite comme une composante affective comme l'explique Jacques Fontaine :
« S’il est une clef de voûte de la voie Maçonnique, celle qui répartit les forces des initiés(es) sur les arcs de la descente en soi et du rayonnement profane, c’est, sans conteste, la fraternité. Elle s’élève dès les parvis. Elle réconforte les attristés(es). Elle tend le miroir pour la descente. Elle réjouit par la douceur partagée. Elle nous enseigne la solidarité pour ailleurs. Enfin elle nous octroie des parcelles de l’Amour spirituel. » écrit Jacques Fontaine.
Que de discours dithyrambiques sur l’égrégore « ressenti » alors qu’il est connu qu’il s’agit d’un exemple typique de la capacité du groupe d’induire une dépersonnalisation des individualités.
Mais quelle est la nature de cette fraternité ? Il y a à mon humble avis deux processus essentiels :
Une empathie, c’est-à-dire une identification aux autres sœurs et ou frères dans ce qu’ils éprouvent,
et une affection, dans le sens d’un sentiment affectueux à l’égard des sœurs et ou des frères.
Ces deux processus peuvent se compléter ou intervenir isolément.
Comment cette fraternité peut-elle s’installer vis-à-vis de personnes que l’on ne connaissait pas soit avant de vivre l’initiation maçonnique, soit à l’occasion de rencontres lorsqu’il s’agit de frères ou de sœurs d’autres loges ?
La réponse nous est donnée par les travaux de Sigmund Freud :
« Selon Freud, qu’ont suivi sur ce point la plupart des psychanalystes, l’histoire du sujet ne se développe qu’à travers un réseau de relations interpersonnelles dont les rapports de l’enfant avec sa mère et son père constituent le prototype. Il démontre qu’il n’y aurait aucune différence de nature, mais seulement de niveau, entre psychologie individuelle et psychologie collective ; aussi bien Il n’y aurait donc pas lieu de faire intervenir pour expliquer les phénomènes de groupe d’autres mécanismes psychiques – ni d’autres concepts – que pour l’analyse du moi ; notamment d’invoquer cet « instinct grégaire » que la plupart des contemporains de Freud admettaient comme une évidence. Toute relation à autrui serait de nature essentiellement affective et relèverait de deux dynamismes souvent combinés : le désir et l’identification. Le désir – qui enveloppe toutes les formes d’« aimance » depuis l’attrait sexuel jusqu’à l’amour le plus spiritualisé – consiste à rechercher l’objet complémentaire en visant spontanément sa possession exclusive ; il se manifeste initialement dans l’attachement à la mère. L’identification ou plutôt les identifications sont des processus plus complexes mais aussi primitifs ; elles concernent le « sujet » du moi et non une relation d’objet ; ce qu’on voudrait être et non pas ce qu’on voudrait avoir, comme dans le cas du désir ; elles conduisent ainsi progressivement à l’intériorisation d’un « modèle » qui constitue ce que Freud nomme « l’idéal du moi » et qui se substitue partiellement à l’attachement primaire et narcissique du sujet à lui-même. » (Source : Affectivité et liens collectifs par Jean Maisonneuve Dans La dynamique des groupes (2014)
C’est par un attachement commun à un « idéal » que se constitue la fraternité.
A contrario, lorsque cet attachement commun à un « idéal » se fissure, le lien fraternel se distend et devient formel voire devient conflictuel.
Au niveau d’une loge maçonnique, cet « idéal » se constitue à partir de deux composantes :
- le contenu rituel qui formalise et impose une éthique maçonnique,
- le vécu de la loge et son historicité qui façonne et amende le contenu rituel.
Cet « idéal » de loge avec ses deux composantes est donc spécifique de la loge même si le contenu rituel se retrouve dans les autres loges.
On comprend bien, que, dans ces conditions, il est très difficile de voir émerger au niveau de la communauté maçonnique une réelle affectivité qui dépasse le stade de vœu. Si elle existe, elle ne concerne le plus souvent qu'un petit groupe appartenant à la même loge (ou à un même groupement maçonnique) possédant un vécu commun et surtout une fidélité à ce surmoi que constitue la règle morale d’une entité sublimée et partagée.
La situation se complique encore si on fait intervenir d’autres considérations.
De par sa nature même, la loge maçonnique et son rituel semblent parfaitement convenir à deux catégories d’individus :
- celles et ceux qui ont une tendance obsessionnelle,
- et celles et ceux qui créent ou subissent une dépendance affective.
La tendance obsessionnelle apprécie particulièrement la logique du rituel, avec sa méticulosité, l’existence d’un « idéal » lui rappelant son sur-moi, avec ses injonctions.
La dépendance affective concerne deux sous-groupes :
- celles et ceux qui l’utilisent pour affirmer leur autoritarisme ; ce sont généralement de fortes personnalités sachant jouer de leur pouvoir séducteur et pour lesquels une grande « tolérance » leur est généralement dévolue ;
- celles et ceux qui la subissent et qui peuvent trouver dans le rituel maçonnique un moyen de satisfaire leur dépendance affective.
Pour ces deux groupes d’êtres humains, l’affectivité n’est qu’un des éléments de leur instabilité émotionnelle qui trouve dans le rituel maçonnique une occasion de se stabiliser et de s’apaiser.
On voit bien que l’affectivité dans les relations fraternelles est mise à rude épreuve ; on peut comprendre qu’elle puisse voler en éclats soit du fait d’une distanciation par rapport à «l’idéal» commun sous-jacent, soit par une aggravation de l’instabilité émotionnelle «structurelle ».
La problématique affective intervient aussi particulièrement dans une des composantes de la démarche maçonnique ; il s’agit de la connaissance de soi. Cette connaissance de soi s’inscrit dans le concept de la liberté revendiquée dans l’engagement maçonnique : devenir un être humain libre dans une loge libre !
De ce qui a été dit plus haut, on comprend bien que l’affectivité imbibe naturellement et inconsciemment les relations entre les sœurs et les frères. Par ailleurs, le langage maçonnique lui donne une justification qui en fait un critère d’engagement.
Mais si on rentre dans une démarche de connaissance de Soi, il est clair qu’il faudra essayer de comprendre la relation du Moi avec la composante affective qui affecte les relations avec les autres. Cela risque de constituer un exercice difficile pour nombre de francs-maçonnes et de francs-maçons.
Pour toutes ces raisons, ne pourrait-on pas concevoir, pour consolider les relations fraternelles, une fraternité sans connotation affective ?
Deux justifications pourraient être rapportées :
- l’exemple des relations professionnelles où il est classique de préconiser une « neutralité » affective,
- la référence taoïste au « Non-désir » !
La « neutralité » affective suppose une attention bienveillante sans réactivité émotionnelle ; il s’agit de privilégier l’écoute et la compréhension des différentes informations émises afin de concevoir la ou les réponses adaptées. On s’interdit tout transfert d’influence.
« Neutralité » affective n’induit pas forcément froideur et désintérêt. Elle correspond d’ailleurs aux règles des échanges maçonniques qui interdisent louanges et critiques agressives.
Le Non-désir est un principe taoïste de sagesse qui peut se comprendre comme un désinvestissement de l’accessoire et de la superficialité pour privilégier l’essentiel : méditation et concentration.
L’objectif essentiel recherché avec la limitation d’influence de l’affectivité est de permettre d’instituer une stabilité des relations fraternelles ; il s’agit avant tout d’accepter les êtres tels qu’ils sont en demandant à tous de respecter l’autre. Ce faisant on pourrait espérer de réduire les conflits, les divisions, les démissions et les querelles.
Cette « neutralité » affective peut très bien se concevoir comme un élément de la fraternité maçonnique basée, en conformité avec l’analyse freudienne, sur la référence à un idéal maçonnique redéfini qui pourrait comporter cinq éléments fondamentaux :
Une recherche de la perfection morale qui associe Bienveillance, Tolérance et Spiritualité,
Un universalisme qui respecte les différences culturelles et sociétales,
Un respect de notre environnement où les êtres humains ne seraient plus des prédateurs,
Un modèle économique qui se méfie de l'hyper-consommation et souhaiter privilégier la solidarité et le partage,
Une volonté de concilier les points de vue pour aboutir à un consensus.
Et vous qu'en pensez-vous ?
PS : Pour informations, la définition de l’affectivité (sources : CNTRL) :
A.− Caractère des phénomènes dits affectifs :
1. Que l'on prenne un désir isolément ou la constellation mentale à un moment donné, je suis toujours en face d'une symphonie inachevée. Cette idée est la suite rigoureuse de nos réflexions sur l'affectivité; par essence l'affectivité est confuse; devant une impression affective, je peux indéfiniment demander : qu'est-ce que c'est? Tout sens, recueilli dans des mots, doit être déterminé, défini, c'est-à-dire compris à partir d'un faux infini, d'un indéfini, l'affect. P. Ricœur, Philosophie de la volonté,1949, p. 137.
B.− Ensemble des sentiments et des émotions :
2. Les idées sont la parure de nos haines ou de nos amitiés, mais l'affectivité toute pure nous détermine et nous gouverne, ... G. Duhamel, Chronique des Pasquier,Les Maîtres, 1937, p. 129.
3. On conçoit d'ordinaire l'affectivité comme une mosaïque d'états affectifs, plaisirs et douleurs fermés sur eux-mêmes qui ne se comprennent pas et ne peuvent que s'expliquer par notre organisation corporelle. Si l'on admet que chez l'homme elle se « pénètre d'intelligence », on veut dire par là que de simples représentations peuvent déplacer les stimuli naturels du plaisir et de la douleur, selon les lois de l'association des idées ou celles du réflexe conditionné, que ces substitutions attachent le plaisir et la douleur à des circonstances qui nous sont naturellement indifférentes et que, de transfert en transfert, des valeurs secondes ou troisièmes se constituent qui sont sans rapport apparent avec nos plaisirs et nos douleurs naturels. Le monde objectif joue de moins en moins directement sur le clavier des états affectifs « élémentaires », mais la valeur reste une possibilité permanente de plaisir et de douleur. Si ce n'est dans l'épreuve du plaisir et de la douleur, dont il n'y a rien à dire, le sujet se définit par son pouvoir de représentation, l'affectivité n'est pas reconnue comme un mode original de conscience. M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception,1945, pp. 180-181.
4. Entre ces deux pôles de l'affectivité, que nous nommons sentiment et émotion, la nature a placé mille degrés, mille nuances, mille variations; même, elle ne se fait connaître que par ces transitions et ces mélanges, et ne nous offre presque jamais les deux thèmes de la fugue à l'état pur. J. Vuillemin, Essai sur la signification de la mort,1949, p. 112.
5. Selon ce principe de constance tout apport stimulant, né de sources intérieures ou du dehors issu, est renvoyé aussitôt sur d'autres voies. Ces réactions vont des cris d'enfants aux plus subtiles conduites d'adultes civilisés. Elles ont été réunies sous le nom de motilité. Les sentiments qui les accompagnent composent l'affectivité. M. Choisy, Qu'est-ce que la psychanalyse?,1950, p. 31.
C.− Faculté d'éprouver, en réponse à une action quelconque sur notre sensibilité, des sentiments ou des émotions :
6. Je ne veux pas entrer dans le détail et chercher à vous démontrer que mes tableaux n'ont pas été choisis si à l'aveuglette que vous le dites et que l'homme qui veut bien écouter la pièce y trouvera cette perversion de l'affectivité, qui, selon vous, manque. E. et J. de Goncourt, Journal,déc. 1888, p. 886.
7. Des effluves de bienveillance universelle partaient de la personne magnétique de Monsieur Cabillaud, s'enroulaient autour du distingué Monsieur Espérandieu, effleuraient sans pénétrer sa dure écorce le sombre et regrettable Monsieur Léotard, et, retombant enfin en nappes insinuantes sur le jugement et l'affectivité de Jacques, changeaient ses manières d'envisager, jusqu'à ce qu'il ne vît plus autour de lui, sous leur attendrissante influence, que des personnes charmantes. F. de Miomandre, Écrit sur de l'eau,1908, p. 246.
8. Il s'est épris de Gise, simplement parce qu'il avait de l'affectivité sans emploi; ... R. Martin du Gard, Les Thibault,La Sorellina, 1928, p. 1188.
NDLR : l'image illustrant le post est issue du site https://e-psychiatrie.fr/situations-ou-appeler-a-laide/dependance-affective/
PS : Lire aussi cet excellent article : " Quels opérateurs basculent le fraternel en fraternité ? Étude clinique de la subjectivité franc-maçonne" par Ingrid Chapard dans Topique2013/1 (n° 122), pages 107 à 120
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