A l'occasion de mes pérégrinations, j'ai eu l'occasion d'assister à une tenue d'une loge africaine dans une ville d'Afrique de l'Ouest. Impressionné par la qualité et le sérieux des travaux, j'ai proposé au Vénérable Maître de répondre à quelques questions pour informer le public francophone d'une réalité pas toujours facilement accessible. Très gentiment, Mr Cheikh Touré a accepté. Matéo Simoita
1/ Mr Touré, pouvez-vous en quelques mots nous parler de ce qui vous a motivé à rejoindre une loge maçonnique ?
C’est la découverte des idéaux qu’elle défend qui m’y a poussé. A travers mes recherches et mes lectures, j’ai découvert que l’obédience à laquelle j’ai adhéré a la même devise que la République Française : « Liberté – Egalité – Fraternité ». Ce sont là de nobles idéaux bien éloignés de la caricature que l’on fait souvent de la Franc-maçonnerie.
2/ Votre engagement maçonnique vous pose-t-il des problèmes par rapport à vos obligations de la vie civile ?
Absolument pas. Je consacre un temps somme toute limité à mes activités maçonniques même si bien entendu je vis tout le temps en maçon c'est-à-dire que je mets en pratique les prescriptions de respect des autres, d’amour fraternel pour l’humanité entière et vis selon des principes moraux universels. Ceux-ci se résument dans la formule que l’on retrouve par exemple dans toutes les religions : « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fut fait ». Et son pendant positif : « fais à autrui tout le bien que tu voudrais qu’il te fut fait ».
3/ En qualité de Vénérable Maître, vous êtes responsable d'un atelier dans lequel se trouve aussi bien des personnes d'origine européenne qu'africaine ; percevez-vous une différence d'approche selon l'origine ethnique des membres ?
Nous sommes le produit de notre extraction sociale (même si elle ne détermine pas notre futur). Le fait social et culturel est ancré en chaque individu. Vouloir le nier ou « gommer » cela est une entreprise vaine et insensée. Mais la question fondamentale est : pouvons-nous, malgré nos différences, organiser un cadre de vie commune selon des règles librement acceptées ? La réponse évidente à mes yeux est OUI. Nous voyons tout de suite que cette question déborde le cadre de la Loge et se retrouve dans la société. Le vivre ensemble, voilà l’objectif primordial.
4/ Est-ce que votre qualité de vénérable maître africain est bien acceptée par les autres vénérables maîtres de votre obédience ?
Bien entendu. Autrement ils ne vivraient pas selon leurs idéaux. Nous, maçons devons, selon la formule connue, « rassembler ce qui est épars ».
Je n’ai pas à ce jour eu à me plaindre de subir un traitement particulier du fait de mon « africanité ». Je n’ai pas non plus le sentiment d’être favorisé de ce même fait aussi. Je cherche à faire les choses de la façon la plus normale possible. Un maçon libre dans une loge libre et disposant de la confiance de ses pairs pour diriger leurs travaux.
5 / Dans l'utilisation des rituels, avez-vous ressenti des difficultés à un moment ou à un autre ? Et si oui, lesquelles ?
Je n’ai ressenti aucune difficulté particulière. Les rituels sont les cadres selon lesquels nous organisons nos cérémonies en Loge. Ils nous permettent partout où nous nous trouvons de garder nos repères.
6/ Le recrutement de nouveaux membres africains est-il un problème pour vous ?
Nous avons de nombreux membres africains, de différentes confessions religieuses et origines sociales. Je dois cependant dire que le recrutement est moins ouvert qu’en Europe où les convictions philosophiques personnelles ont cessé d’être questionnées par la société. Même dans une grande ville africaine, la vie ressemble à un gros village ou chacun veut savoir ce que fait l’autre. Vouloir y développer une certaine discrétion est plus difficile qu’ailleurs.
7/ Quels conseils donneriez-vous à des jeunes africains qui souhaiteraient appartenir à une loge maçonnique ?
De ne pas rester à la surface des choses ; d’aller au-delà des discours convenus qui sont trompeurs. Il faut se faire une opinion par soi-même. S’il est difficile d’entrer en maçonnerie du fait de la sélection, il est très facile d’en sortir si on n’est pas satisfait : une simple démission suffit !
8/ La franc-maçonnerie a généralement mauvaise presse en Afrique : comment l'expliquez-vous ?
Ce n’est pas l’apanage de l’Afrique. La Franc-Maçonnerie continue à être combattue partout où on cherche à restreindre la liberté et contraindre le libre arbitre. Mais il est vrai qu’en Afrique (où existent pourtant de nombreuses sociétés initiatiques traditionnelles secrètes), la présence de croyances religieuses fortes bloque son développement. Il y a un mélange de vieilles querelles du passé et de volonté des religions de ne pas avoir de « concurrence ». Mais dans la pratique et dans les faits, rien ne s’oppose à être maçon et pratiquer sa religion, je le vois faire par de nombreux francs-maçons.
9/ Comment expliqueriez-vous la spécificité maçonnique à un jeune africain musulman ?
Je lui dirai que c’est un chemin initiatique sur lequel il apprendra à se connaître en compagnie de nombreuses autres personnes d’origines diverses. C’est un processus de mise en commun et de partage. On y grandit intellectuellement au contact des autres.
10 / Pour vous, est-ce que vous pensez que la franc-maçonnerie doit avoir une expression publique en Afrique ? et si oui, de quelle manière ?
Chaque chose en son temps. Il arrivera peut-être un jour où elle aura pignon sur rue (si tel est son souhait car rappelons qu’elle cherche aussi la discrétion). Pour le moment, il appartient aux frères et sœurs francs-maçons d’être exemplaires dans leurs comportements de façon à ce que si on découvre un jour que quelqu’un est franc-maçon, que l’on dise en même temps que cette personne était irréprochable dans sa morale et son comportement.
11/ La franc-maçonnerie en Afrique apparaît comme très liée au pouvoir politique : est-ce une réalité ?
C’est une réalité qui s’explique par le fait qu’elle a d’abord et beaucoup recruté dans une « élite », parmi les premiers « lettrés ». S’y ajoute que l’appartenance à la franc-maçonnerie pendant longtemps a été vue comme un signe de distinction sociale, comme une médaille que l’on arbore fièrement pour revendiquer son appartenance à un cercle restreint, un « happy few ». Ceci vient en contradiction avec l’objectif de large diffusion des idéaux qu’elle prône.
12/La démarche maçonnique implique de pénétrer dans l'univers des symboles : y-a-t ‘il une spécificité africaine dans la compréhension des symboles ?
Je disais plus haut qu’il a existé et existe toujours de nombreuses sociétés initiatiques africaines. Sans tomber dans le cliché de l’Afrique comme continent mystique (toutes les sociétés ont leurs spiritualités, c’est inhérent à l’homme) je crois pouvoir dire qu’en Afrique le symbolisme est très présent.
13/ Y-a-t-il des symboles africains qui ont une correspondance avec des symboles maçonniques ? et si oui, lesquels et comment ?
Si on se réfère à l’histoire ancienne et qu’on restitue à l’Egypte toute son africanité, on ne peut que reconnaître les apports de cette civilisation au symbolisme ésotérique en général et maçonnique en particulier. La FM a repris de nombreux symboles « africains » sous ce rapport-là. Les mythes égyptiens, les cultes solaires égyptiens sont autant de références africaines.
Plus près de nous, dans les sociétés secrètes traditionnelles, qui sont souvent issues de castes professionnelles (chasseurs, forgerons, etc.…) il y a un usage très symbolique des quatre éléments que sont la terre, l’eau, l’air et le feu.
Ces sociétés initiatiques, qui pratiquent souvent des rites de passage, précisons-le, utilisent beaucoup la symbolique des outils qu’ils manipulent dans leur corporation. Voilà encore une similitude avec la FM. Notons enfin que le cercle, figure géométrique connue dans le monde entier, est bien présente dans la symbolique africaine. Les arbres à palabre, instance de délibération et de décision, par la solennité de leur organisation et le rituel qui préside à leur tenue (sans jeu de mot) rappellent à bien des égards l’organisation de la prise de parole en loge. On peut enfin citer le miroir que de nombreux prêtres de « religions traditionnelles africaines » utilisent et qui est présent notamment lors des initiations dans certains rites maçonniques.
14/ On dit généralement que dans la culture africaine, il y a toujours une sensibilité animiste ; est-ce un élément qui favorise ou qui freine l'appropriation de la démarche maçonnique ?
Ce serait plutôt un élément qui favorise la FM car l’animisme a souvent un cérémonial très élaboré avec une forte charge mystique. Le chemin d’abstraction qui permet de passer de l’outil au symbole y est très présent. S’y ajoute que les animismes sont souvent des polythéismes. Il y a plusieurs Dieux dans leurs panthéons. A l’inverse des religions dites « révélées » qui n’aiment pas la cohabitation. Mais entendons-nous bien, la FM n’est pas une religion !
15 / Comment envisagez-vous l'avenir de la franc-maçonnerie en Afrique ?
Au-delà de la Franc-Maçonnerie, c’est la question de l’avenir des libertés civiles et politiques qu’il faut poser en Afrique. A mon sens, là où ces libertés croîtrons, il y aura de la place pour les libertés philosophiques et donc pour la FM. Les temps sont maussades, entre la pression démographique et les défis économiques, il faudra l’essor d’une classe moyenne assez consciente des enjeux pour ne pas baisser les bras face à la montée des périls. Je regarde aussi un autre indicateur, c’est l’état de l’éducation. Il ne pousse pas à l’optimisme. Mais nul n’est besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer, nous dit Guillaume Ier d’Orange. La tâche est immense, attelons nous y sans tarder.
16/ Avez-vous un message à faire passer aux francs-maçons européens qui vous liront ? Et si oui, lequel ?
Je leur dirai de ne pas considérer l’Afrique comme une terre perdue pour la FM. Il y a bien sûr un travail de longue haleine mais l’ampleur de la tâche ne doit pas pousser au découragement. La fraternité doit être universelle et bâtir des ponts vaut toujours mieux que de bâtir des murs. Très concrètement, ils peuvent être plus regardant envers leurs pouvoirs publics notamment par rapport à leurs politiques « africaines », s’assurer qu’elles sont en faveur de la promotion des populations et non uniquement orientées vers le profit écervelé.
Qu’ils soient à la hauteur des idéaux qu’ils défendent, qu’ils les incarnent car rien n’est jamais acquis. La liberté est une conquête permanente. La montée des radicalités y compris et surtout en Afrique, doit nous poussez à promouvoir les vertus de tolérance et de dialogue de la FM. Se placer au centre du cercle, jamais aux extrêmes, ainsi nous ne serons jamais perdus et pourrons même rassembler ce qui est épars.
NDLR : Pour des raisons de discrétion, nous avons substituer les nom et prénom de notre invité.
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